De la mort de l’ordre moral, du préjugé et de l’inculture, naîtra un nouveau grand cinéma, une nouvelle lumière.

Introduction

En octobre 2017, le hashtag #MeToo se propageait et, avec lui, s’en suivra un printemps social qui remit les pendules à l’heure. #MeToo a d’autant plus d’importance dans le monde du cinéma que ce sont les accusations envers le producteur Harvey Weinstein qui sont à l’origine du mouvement. Mais ce mouvement s’est ensuite étendu par-delà les protestations et avancées sociétales de ses origines pour toucher peu à peu les domaines artistiques dans leur forme même, notamment le cinéma. Ainsi, grosses comme petites productions ont très vite suivi et supporté les idées du mouvement : par marketing cynique et calculateur de certains studios, par le besoin de certains auteurs d’exprimer par leur art un avis sur le mouvement ou parce que certaines voix ont émergé grâce à celui-ci. Néanmoins, si le mouvement a indéniablement permis de grandes avancées dans la société, chose qu’on ne peut lui retirer, la morale d’esclave propagée par une minorité d’extrémistes a fini par devenir, plus ou moins, la norme, la chose juste – du moins dans les grandes instances du cinéma -, et notamment dans la réception d’une oeuvre cinématographique : il ne faut plus juger un film à partir de ses qualités d’écriture ou de mise en scène (ou, plutôt, celles-ci passent au second plan) mais s’il respecte la moral de notre époque, s’il est inclusif, s’il s’intègre dans le courant de pensée faisant dorénavant loi – quand bien même cela devienne parfois totalement absurde, car il n’y a que ce terme pour décrire les « journalistes » qui font passer le test Bechdel au dernier Godard. Et à ce jeu, les cinéphiles y perdront probablement de potentiels bons films car ces derniers sont de plus en plus réalisés par des gens avec moins de talent que d’autres, mais privilégiés par le genre, leur couleur de peau ou leur sexualité – car c’est cela, bien évidemment, qui fait un bon film et non le talent du ou de la cinéaste aux commandes, c’est bien connu – et plébiscités, non pas pour la qualité du métrage, mais pour ce qui fait leur spécificité en tant qu’individu.

Mais il n’y a pas que l’influence néfaste de #MeToo dans le domaine de la critique de cinéma à remettre en cause. Encore plus néfaste, il y a l’inculture de certaines personnes, plus ou moins influentes dans le domaine. Avec l’arrivée d’internet et la facilité induite à exprimer son opinion sur n’importe quel sujet, la fameuse phrase de François Truffaut « tous les français ont deux métiers : le leur et critique de cinéma » semble être on ne peut plus d’actualité. Or, il se pose tout de même cette question : qu’est-ce que ça veut vraiment dire, critique de cinéma (outre le titre de métier) ? Est-ce simplement le fait de parler d’un film qui fait du spectateur lambda un critique ? N’y a-t-il pas, dans la notion même de critique, une forme de sagesse et de savoir, qui sépare dès lors l’avis d’un spectateur et d’un critique ? Si tout le monde est en droit d’exprimer son avis, est-ce à dire que tous les avis se valent ? Est-ce qu’un article savant vaut un tweet de 280 caractères ? Bien entendu, ce n’est pas le cas – mais derrière cette extrapolation reste une part de vérité. Toutefois, aujourd’hui, la presse cinéma a perdu une grande partie de son audience potentielle, qui s’en est allée vers des cinéphiles moins cultivés et aux réflexions moins pertinentes mais qui proposent un contenu gratuit et plus simple à consommer – car ce genre de contenu, dans la majeure partie, se consomme. Ce qui est bien le problème : les mêmes avis sont donnés sur les mêmes films par les mêmes personnes – créant donc une pseudo-uniformisation de la pensée qui s’affirme un peu plus chaque jour et, ironiquement, c’est le mouvement #MeToo et ses affiliations qui peuvent, dans ce cas, apporter une solution – et, surtout, ces avis préformatés, car superficiels et irréfléchis, ne font que conforter le spectateur dans son avis simpliste, au lieu de lui proposer d’aller plus loin dans sa réception, sa réflexion et ses horizons cinématographiques. Il n’y aucune – ou très peu – connaissance du cinéma, de ses codes et de son histoire, et en découle par conséquent des réflexions à la pertinence limitée, si ce n’est inexistante, mais pourtant ces avis sont considérés comme aussi légitimes, du moins ayant autant leur place dans le débat, que ceux émis par les critiques, pour certains, et même mis davantage en avant que ceux de la presse ; ceci, sûrement, par le nombre aliénant de personnes qui décident de prendre la parole pour répéter, peu ou prou, la même chose que d’autres ; or le nombre ne fait pas une vérité.

Ainsi, il est temps que cela cesse. Il est temps que la critique cinéma ré-affirme sa légitimité, au sein de ces deux axes. Néanmoins, l’objectif n’est pas, non plus, d’être rétrograde : il ne s’agit pas, d’une part, de revenir à une ère de la critique pré-#Metoo – au contraire -, mais de voir comment la critique cinéma peut évoluer avec ce qu’à créer le mouvent sans, pour autant, se dénaturer, elle et son histoire. En somme, l’idée est de faire de #Metoo un élément de réflexion critique et cinématographique et non une vérité absolue et partiale, comme il l’est – ou du moins commence à le devenir bien trop – aujourd’hui. De même, il est temps de ré-légitimité l’avis du critique par rapport à celui du spectateur et de comprendre que, être critique, ce n’est pas un simple passe-temps et que les passionnés qui parlent de cinéma, sous quelques formes que cela soit, restent, avant tout, des passionnés ; pas des critiques. Néanmoins, blâmer autrui, aussi facile cela soit-il, n’est qu’une partie du travail à entreprendre : la critique elle-même est à remettre en cause. En premier lieu, il faut qu’elle sorte du cercle élitiste dans lequel elle s’est enfermée depuis un moment déjà pour s’ouvrir de nouveau au monde : en agrandissant sa diversité, quelle qu’elle soit, pour être en phase avec ce qu’est le monde aujourd’hui et, également, d’offrir plus de pédagogie, de rééduquer le spectateur de ce siècle au cinéma et à l’image. En d’autres termes, faire tomber l’élitisme, sans non plus abaisser le niveau de réflexion, et ouvrir les portes de la pensée du cinéma à qui voudrait bien les traverser.

De l’affaire Mektoub et de la perte progressive de RÉFLEXION de la part d’une partie des spectateurs et de la critique.

Jeudi 23 mai 2019, Festival de Cannes. À la suite de la projection de Mektoub My Love : Intermezzo, une partie des spectateurs et de la presse se scandalise au sujet du nouveau film d’Abdellatif Kechiche, notamment pour son filmage jugé sexiste et une séquence de cunnilingus non simulé. L’actrice dans la séquence en question, Ophélie Bau, déjà présente à la distribution de Canto Uno, quitte la salle en plein milieu de la projection. Le lendemain, de nombreux articles de presse paraissent, assez unanimement – mais pas exclusivement – très critiques envers le film et jugeant d’un très mauvais œil son réalisateur. Des rumeurs apparaissent, notamment une qui voudrait que la séquence de cunnilingus aurait été obtenue grâce à de l’alcool, une durée de tournage exténuante et une bonne dose d’harcèlement moral envers les acteurs. Il s’avérera, s’il on en croit les mots du réalisateur, qui ne furent, sur ce point, aucunement infirmés par l’agent d’Ophélie Bau, que cette séquence était prévue dans le scénario et qu’elle fut même modifiée – en l’occurrence, un changement de partenaire pour que la comédienne puisse tourner la séquence avec son conjoint, alors même que cela pose des difficultés en matière de cohérence scénaristique pour le réalisateur – pour sied mieux au désir de l’actrice. La seule chose qui est encore reprochée à Kechiche aujourd’hui est de ne pas avoir montré la séquence à Ophélie Bau avant la première projection canonises, comme elle l’avait demandé – ce qui reste toutefois très loin de la gravité des premières accusations envers le cinéaste -, et Kechiche s’est engagé à changer cela.

Entre la projection du film le 23 mai et la réponse d’Abdellatif Kechiche le 1er juillet, Les Cahiers du Cinéma ont publié leur numéro de juin – il est donc important de garder en tête qu’ils n’avaient pas toutes les informations concernant le film à l’époque, il n’empêche, cela dit, que certains organismes de presse ayant traité d’Intermezzo à la même époque n’avaient, eux non plus, pas ces informations et que, de toute façon, ce n’est pas cela qui est à remettre en cause, puisque étant extérieur à ce qui touche à la critique – et ce numéro s’ouvrait sur un édito au titre plus qu’explicite : #MeToo, MyLove. S’affiliant donc au mouvement #MeToo, les Cahiers (mais ils ne sont pas les seuls) condamnent ouvertement Intermezzo, objectant qu’il est : « une faute de goût gaguesque » et disant du cinéaste que celui-ci avait « perdu tout sens du cadrage, du montage, de la narration, pour se vautrer dans ce qu’il appelle, et ses thuriféraires après lui, une expérience » et qu’il tombait peu à peu dans la « pornographie« . En somme, il est reproché à Kechiche dans cet intermède, car c’est bel et bien ce qu’est le bien nommé Intermezzo – dès lors difficile de se plaindre de la narration statique de Kechiche -, d’objectifier de son regard de mâle ses comédiennes et comédiens, les ramenant à une simple enveloppe charnelle et objet de désir : car, cela est bien connu, quand on va en boîte de nuit, c’est avant tout pour débattre philo et politique et que donc, s’il on fait un film se passant pour la majorité dans ce lieu, ce qui est tout à fait du droit d’un cinéaste, c’est cela que l’on doit filmer.

L’hypocrisie des Cahiers, outre de condamner Intermezzo et son réalisateur pour son sujet et non sa méthode, si ce n’est pour ces très vagues « sens du cadrage » et « sens du montage » que n’importe qui pourrait avancer, sous-couvert de la bien pensante idéologie #MeToo qui condamne avant de juger – ce qui est bien tout le souci dans le cas présent -, montre bien le problème qu’il peut y avoir dans le domaine de la critique lorsque le dogme devient loi car celle-ci est incompatible avec l’idée même de doctrine établie qui coupe court à toutes réflexions en dehors de la sienne, préformatée. D’autant plus quand cette doctrine ne découle pas, à l’origine, d’une réflexion purement cinématographique, comme présentement. Les Cahiers du Cinéma mettent, en somme, le cinéma au second plan : ne voyant désormais en lui et ne faisant donc de lui qu’un moyen utilitaire pour délivrer un message ; il n’existe plus à leur yeux de notions de « bon » et de « mauvais », seulement celles de « bien » et de « mal » qui, par la suite, définissent celle de « bon » et de « mauvais ». Si bien qu’ils n’en viennent plus à parler de cinéma et à poser des réflexions sur celui-ci : ils ne parlent plus que de moral, de manière emphatique et moralisatrice, oubliant, ici, tout le caractère cinématographique du film, la carrière de Kechiche ainsi que les thèmes de son cinéma ; car ce cinéma est, à leur yeux, incompatible avec les idées du mouvement dont ils se sont fait les défenseurs.

Pourtant, lorsque ces mêmes Cahiers n’étaient pas encore ranger sous l’étendard de #MeToo, on pouvait lire des choses telles que : « Film-limite, qui ne cesse de glisser sur la lisière qui sépare l’obscène du merveilleux parce que le regard de Kechiche se tient lui-même sur une frontière dangereuse : ce film qui mange des yeux son personnage fait sourdre le caractère vorace du regard de son auteur, mais c’est justement courir ce risque de la prédation qui rend possible l’émotion d’une apparition. » à propos de La Vie d’Adèle en 2013 – Palme d’Or au million d’entrées presque unanimement saluée par la critique il y a moins de six ans, rappelons-le – ou encore, à propos de Canto Uno en 2018 : « Kechiche cache sous un film mineur une ambition énorme : filmer la vie lorsque rien de spécial ne s’y passe mais que toute nouvelle journée est chargée de la promesse vague, lancinante qu’il pourrait arriver quelque chose. » De ces textes-ci, quand bien même ils émettent quelques réserves – mais aussi soulèvent des qualités, notamment d’intentions, qui semblent se retrouver dans Intermezzo -, on pouvait dire qu’il y avait de la critique de cinéma et que celle-ci passait bien avant toutes considérations morales.

Pour avoir quelqu’un qui parle enfin d’Intermezzo en tant qu’objet de cinéma et non en tant que polémique ou de moral, il a fallu attendre la prise de parole d’une cinéaste qui était en compétition au côté de Kechiche – et qui, assez ironiquement, s’est faite snober par les Cahiers du Cinéma malgré les deux prix de son film (Scénario et Queer Palm) et la récente ligne éditoriale féministe de la revue, la cinéaste en question n’étant que brièvement mentionnée dans un de leur billet, alors même que cette édition est une grande avancée pour elle, qui est parmi les plus prometteuses de l’hexagone – en la personne de Céline Sciamma. En plus de soutenir qu’on peut très bien aimer son film et celui de Kechiche, Sciamma voit dans le male-gaze et son corollaire, le female-gaze – pour peu qu’on laisse de côté les jugements moraux simplistes, que l’on réalise un « travail de déconstruction » –, un sujet d’étude possiblement passionnant quant au rapport d’une ou d’un cinéaste avec ces actrices ou acteurs et, également, du rapport des acteurs et actrices entre-eux ; et son cinéma, qui a toujours été hanté par regard, et notamment son dernier film Portrait de la jeune fille en feu, se fait comme un manifeste de ses propos. Elle ajoute que, pour peu qu’on s’en donne la peine, c’est l’opportunité « d’avoir le courage de questionner son regard – le notre et celui du cinéaste. » En somme, Céline Sciamma propose de faire de ce qu’a créé #MeToo, notamment les notions de male-gaze et de female-gaze, c’est-à-dire ici des regards de cinéastes sur les comédiennes et comédiens, non plus un outil de condamnation immédiate vu par le prisme d’une idéologie qui fait la sourde oreille à toutes les critiques qu’il pourrait recevoir, mais un nouvel outil de réflexions sur le cinéma.

De l’affaire Roubaix, une lumière et du mépris devenu lieu commun envers une certaine idée du cinéma français.

Dans leur édito #MeToo, My Love, les Cahiers du Cinéma font ensuite un rapprochement avec un autre film, Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin. Dans cet édito, ils critiquent le prétendu sexisme du réalisateur car son personnage principal (Roschdy Zem), un homme, à l’ascendant sur deux femmes (Léa Seydoux et Sara Forestier). Mais cela est bien trop simpliste que de limiter les rapports de force présents dans le film au sexe des personnages puisque, en réalité, il s’agit avant tout d’un rapport de force entre un inspecteur – et également sa brigade, partiellement féminine – et deux suspectes. Les Cahiers reprennent notamment cette phrase pour accabler le film : « je sais qui tu es », qui est, effectivement, prononcée par le personnage principal à l’égard des deux jeunes femmes. Si, en apparence et sans contexte, on peut effectivement penser qu’il y a ce que décrivent les Cahiers, c’est-à-dire un personnage masculin au « regard paternaliste« , c’est en même temps avouer ne pas avoir compris les intentions de Desplechin ou, alors, de ne pas s’en soucier – ce qui est peut-être encore plus grave. En réalité, plus qu’une faute de goût du réalisateur, c’est avant tout une maladresse.

En effet, Desplechin oblige, Roubaix, une lumière s’inspire énormément de la littérature – en premier lieu, pour ce film-ci, du Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski. À vrai dire, tout dans ce film est, en partie au moins, romanesque : le personnage principal en premier lieu (sa passion pour les courses de chevaux, son journal toujours dans le manteau mais, surtout, son flair de détective imparable tout droit sorti d’un polar – il est vrai – assez mal écrit), les sous-intrigues qui n’ont aucun lien avec la principale (le viol dans le métro ou la recherche de la jeune fille en fugue), les décors (le commissariat, le parc ou le bar de l’hôtel) ou encore le personnage d’Antoine Reinartz et les lettres qu’il envoie à ses parents. En somme, il y a dans Roubaix, une lumière ce côté « chronique » qu’a souvent la littérature et bien moins le cinéma. C’est important de voir cela pour comprendre d’où vient la maladresse de ce « je sais qui tu es », car cette réplique arrive à un moment crucial du récit. Et, avec elle, le but de Desplechin est « d’humaniser » les coupables en montrant ce qui fait d’elles « des victimes » (ce que l’on peut remettre en cause, certes, étant donné que le film s’inspire d’un véritable fait-divers, mais ce n’est pas le cas présentement et, tout de même, cela reste le cœur du film) ; comment en sont-elles arrivées là ? Or, dans un film strictement linéaire et cherchant avant tout le réalisme social, cela n’est pas chose aisée. À part user de flash-backs assez grossiers ou, sinon, de faire deux séquences où les deux personnages justifient consécutivement leur acte (ce qui aurait cassé le réalisme dans lequel le film souhaite s’ancrer : les policiers veulent avant tout des aveux, pas des motifs), il n’y avait pas vraiment d’autre solution que celle qui est conduite par le cinéaste, c’est-à-dire une sorte de personnage omniscient – chose assumée – qui fait le portrait de ces deux jeunes femmes. Certes, ces séquences et ce procédé sont maladroits et cela prend la forme d’un paternalisme – secondaire, involontaire, une conséquence et non cause – mais, en elles-mêmes, elles atteignent leur but et respectent les intentions du réalisateur.

Roubaix, une lumière a également, il y a peu, subit les foudres de la part de certains à cause de son affiche mais, par-delà, c’est le fait que Léa Seydoux joue un personnage de prolétaire du nord qui a dérangé certaines personnes, ces dernières pensant que quelqu’un comme Léa Seydoux (c’est-à-dire quelqu’un venant de son milieu social) n’aurait pas le droit de jouer une prolétaire ou quelque personnage que ce soit qui ne correspondrait pas à ce qu’elle est dans la vie – ce qui est totalement idiot. Cependant, c’est sans oublier que le réalisateur, et dans le cas de ce film, l’auteur, de Roubaix, une lumière est né et a grandi à Roubaix et, donc, la présence de Léa Seydoux à la distribution, plus qu’être secondaire, est tout simplement sans importance, étant donné que le cinéaste est, lui, « légitime » quant à la réalisation de son film. Et, si ce n’est quelques acteurs professionnels, la majeure partie de la distribution est composée de personnes qui jouent leurs propres rôles : Roubaix, une lumière laisse la parole à des oubliés (flics, voyous), souvent source de caricatures.

Puis, quand bien même le cinéaste ne serait pas « légitime », qu’importe puisqu’une « illégitimité » ne fait pas nécessairement un mauvais film. Quelle est donc cette idée que seuls des prolétaires peuvent faire des films sur les prolétaires, que seules les femmes peuvent faire des films sur les femmes ou que seuls les gays peuvent faire des films sur gays ? Pourquoi ce désir de communautarisme au sein du cinéma, alors que rien n’empêche qu’un sujet soit traité par et depuis plusieurs points de vue ? Au contraire, cela enrichit le débat et, quoi qu’il advienne, met en lumière des voix parfois ignorées. Le meilleur exemple de cela est tout trouvé : La Haine de Mathieu Kassovitz. Le film est adulé par une bonne partie du public et de la critique, notamment car il a su capté une réalité sur les banlieues (rappelons qu’il est sorti en 1995, soit une période trouble pour la banlieue qui été bercée par les émeutes, qui ne cessèrent pas de si tôt, et, même si ce n’est pas une image réaliste de la banlieue dans le sens du « documentaire » qui est présentée, ça le reste d’un point de vue cinématographique, cela donne un visage et une histoire à des jeunes préjudiciés) tout en alliant cela à une vraie proposition de cinéma. Et pourtant, ni le réalisateur ou son trio d’acteurs ne viennent de la banlieue. Au contraire.

Si cela a fait couler un peu d’encre à la sortie, ce n’est finalement pas ce qui est retenu du film aujourd’hui, et pour cause : c’est de l’ordre de l’anecdote et, du fait que La Haine soit une réussite, cinématographique et sociétale, ce fait tombe dans l’oubli. En somme, ce qui est à retenir de cet exemple est qu’il faut arrêter de vouloir censurer certaines personnes avant même qu’elle n’est eu la chance de prendre la parole, simplement parce que ces personnes n’entrent pas dans la norme d’une idéologie – qui, quelle qu’elle soit, n’est aucunement partagée par tous, ce qui montre qu’il y a bel et bien besoin d’un débat à ce sujet, et non d’une censure – ou d’une supposée, bien que totalement absurde, légitimité. Pourtant, de nos jours, un film comme Roubaix, une lumière est, avant même sa sortie, considéré comme méprisant par des personnes qui le sont elles-même envers le film mais, par-delà, le cinéma français en général car ignorantes de l’immense diversité qu’il offre aujourd’hui ; puisque le cinéma français est bien loin de se limiter à des comédies douteuses et des films auteurisants élitistes, comme ces personnes le caricaturent si souvent.

De La Riposte des jeunes filles en feu… Et de la réponse actuelle qu’on leur offre.

Elles se nomment Céline, Julia, Rebecca ou encore Léonore ; leurs personnages se nomment Ava, Odette, Jen ou encore Lila. Ces femmes (Céline Sciamma, Julia Ducournau, Rebecca Zlotowski, Léonor Serraille, Léa Mysius, Andréa Bescond, Coralie Fargeat et Hafsia Herzi), qui ne sont pas actuellement les seules dans la sphère du cinéma français (ne faisons pas fi d’Agnès Varda, de Claire Denis, d’Hélène Cattet, de Caroline Poggi, de Marie Monge, de Justine Triet ou de Judith Davis), ont toutes livrées au cours de ces trois dernières années différents portraits de femmes : de la femme sûre d’elle-même (Une fille facile) à celle totalement déboussolée (Jeune femme) en passant par l’adolescente en quête d’identité (Grave, Ava) jusqu’à celle qui reprend enfin ses droits (Les Chatouilles, Revenge) ainsi que celle explorant ses propres désirs (Portrait de la jeune fille en feu, Tu mérites un amour). Cette différence de personnages, bien qu’elles se fassent souvent échos, se retrouve aussi dans les traitements proposés, puisque ces cinéastes opèrent toutes dans des genres parfois très éloignés : de la comédie dramatique, flirtant par moments avec la comédie romantique, au body-horror en passant par le drame et le rape & revenge jusqu’à la romance lesbienne et le récit d’apprentissage. Des œuvres et des cinéastes très différentes donc mais qui se retrouvent sous la même bannière de par leur désir de conjuguer dorénavant le cinéma (devant comme derrière la caméra) au féminin.

Néanmoins, plus que des femmes, ces réalisatrices sont avant tout des cinéastes : elles n’ont pas pris la parole uniquement pour que ce ne soit pas un homme qu’il l’ait – comme cela se fait parfois entendre – mais bel et bien pour délivrer un propos, sûr elles, le monde qui les entoure, le cinéma, et c’est cela qui fait la richesse de leurs œuvres. En d’autres termes, leurs films sont ce qu’ils sont parce que ce sont des femmes mais ne sont pas tels qu’ils sont parce ce sont des femmes – ceci est du fait de leurs regards singuliers et de leurs talents. Ces huit réalisatrices partagent également en commun une jeunesse dans leurs filmographies respectives : pour six d’entres elles, ces films sont leur premier long métrage et les deux autres (Sciamma et Zlotowski) n’en sont toutes les deux qu’à leur quatrième. De quoi croire en l’avenir (restant cela dit jeune, donc fragile et incertain) du cinéma français qui, notamment grâce à elles, se diversifie et s’enrichie chaque jour un peu plus et qui, par ailleurs, sort peu à peu de son microcosme parisien – bien que certaines de ces cinéastes y restent attachées – pour aller explorer les plages canonises, les îles bretonnes, le désert marocain, les environs de Gironde ou encore les écoles vétérinaires de Liège.

En somme, tout ce qui est habituellement reproché au cinéma français par une partie du public et de la critique (son manque de femmes, son côté auteurisant, son manque de jeunesse et de la trop grande importance de Paris dans les productions), ces cinéastes s’en emparent et changent les règles du jeu. Ces détracteurs habituels du cinéma français devraient donc porter ces films aux nues, étant donné qu’ils vont totalement à l’encontre de ce qui est habituellement critiqué, pourtant ce n’est pas le cas. Parmi ces huis films, les cinq ayant déjà connu une diffusion en salle ont tous fait des scores plus ou moins honnêtes mais bien en deçà de ce qu’ils méritaient (Les Chatouilles : 371 505 entrées ; Grave : 149 239 entrées ; Jeune femme : 85 651 entrées ; Ava : 80 221 entrées ; Revenge : 38 427 entrées) mais, le pire dans tout cela, c’est que aucun de ces films n’a été rentable. Même Grave de Julia Ducournau, qui a pourtant connu un succès international, a été nominé pour plusieurs César – puis injustement snobé – et a indéniablement trouvé un public, même ce film-ci n’a pas remboursé son budget. Or, on le sait, le cinéma est, d’un point de vue pratique, avant tout une histoire d’argent et ces films ont beau être, chacun dans leur genre, merveilleux et de véritables propositions de cinéma, il n’empêche que leur absence de rentabilité va fortement être handicapante pour leurs auteures et la réalisation de leurs longs métrages suivants. Espérons donc qu’Une fille facile (28 août), Tu mérites un amour (11 septembre) et Portrait de la jeune fille en feu (18 septembre) sauront inverser cette tendance déplorable.

Car sinon, factuellement, nous sommes en train de dire non à ce cinéma, alors que c’est ce même cinéma que nous ne cessons de demander. Pendant ce temps, des auteurs, auparavant admirés, qui ne font que poursuivre leur carrière et l’exploration de leurs thématiques, subissent les foudres des spectateurs et de la critique – et c’est bien cette dernière qui est à remettre en cause avant tout, étant donné qu’elle est la garante d’une sagesse concernant le cinéma et celle, avec les cinéastes eux-mêmes, qui a le pouvoir de convaincre les spectateurs, pour peu qu’elle se donne la peine d’effectuer ce fameux « travail de déconstruction » dont parle Sciamma – et sont jugés à la va-vite par le prisme d’un dogme sans même que l’on ne prenne plus le temps de la réflexion, critique comme cinématographique. Ainsi, au lieu de se plaindre sans cesse du manque de femmes dans le cinéma et de l’absence de diversité – quelle soit formelle ou de genre – au sein du cinéma français, au lieu de plébisciter des œuvres fades sous prétexte qu’elles sont inclusives ou que sais-je encore, et ce malgré leur évidente médiocrité cinématographique, au lieu de perdre du temps à descendre des œuvres qui ne cherchent pas à flatter une certaine idéologie et au lieu de tenter de les faire rentrer dans des cases desquelles elles n’ont cure et aucune raison d’appartenir, au lieu de ne se tourner que vers la médiocrité et de dire ce que tout le monde sait déjà, au lieu de ne rien faire si ce n’est de geindre et de prier pour l’arrivée d’un nouveau grand cinéma français, féminin, varié et de qualité, il serait temps de se rendre compte que ce cinéma est déjà là, sous nos yeux, et qu’il n’attend qu’une seule chose : que l’on parle ̶d̶e̶ l̶u̶i̶ d’elles.

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